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vendredi 24 novembre 2017

Oui, le décodage est essentiel en lecture !





Liliane Charolles-Sprenger
Directrice de recherches émérite au CNRS, Laboratoire de Psychologie cognitive

Contrairement à une idée reçue, parmi les enfants maîtrisant le décodage et ayant un bon niveau de compréhension orale, ceux qui ne comprennent pas ce qu’ils lisent sont des cas exceptionnels. C’est ce que José Morais avait montré dans une synthèse des travaux de recherche, alors principalement anglophones, lors d’un colloque « Lecture-écriture : acquisition » en 1992 sous le ministère Lang. Une nouvelle étude dirigée par Edouard Gentaz (incluant environ 400 enfants français de CP issus de milieu peu favorisé) a confirmé ce résultat.

De plus, il est maintenant établi que les bons lecteurs lisent très rapidement (en un cinquième de secondes) les mots, qu’ils aient trois lettres ou huit. Ce résultat avait permis de penser qu’ils percevaient la forme globale des mots, ce qui est une erreur car en réalité, un bon lecteur analyse même chacun des traits des lettres. Mais comme des millions de neurones de son cerveau sont consacrés à cette opération, qui se produit simultanément en chaque endroit du mot lu, il peut d’accéder automatiquement au sens.

Cette automatisation de l’identification des mots écrits est un processus progressif qui se traduit justement par le passage d’un mode sériel de lecture (le décodage lent et laborieux du débutant) à un autre mode de traitement. Dans une première étape (1er semestre du CP), l’apprenti-lecteur a essentiellement recours au décodage. Il lit alors aussi bien les mots inventés (lople) que les mots réguliers (table), mais fait de nombreuses erreurs phonologiques en lecture de mots irréguliers : il va lire sept comme septembre. En revanche, à la fin du CP, il va bien mieux lire les mots réguliers que les mots inventés ou irréguliers.

Ces résultats ont été obtenus dans plusieurs études longitudinales dans lesquelles j’ai suivi des enfants de 5 à 10 ans. Les changements spectaculaires relevés au cours du CP s’expliquent par l’intervention de deux facteurs : la régularité des mots et leur fréquence. Cela permet de comprendre la très forte progression observée en lecture de mots réguliers : à la différence des mots inventés, il s’agit de mots que l’enfant a pu rencontrer qui, de plus, sont réguliers (à la différence des mots irréguliers).

Les recherches sur les premiers apprentissages de la lecture ont mis en relief quatre autres résultats importants. Tout d’abord, les scores en lecture dépendent de la régularité des correspondances graphème-phonème dans la langue dans laquelle s’effectue l’apprentissage.

Une orthographe est dite transparente quand ces relations sont le plus souvent régulières (en espagnol) et opaque quand ce n’est pas le cas (en anglais, par exemple, la prononciation du ‘a’ varie : dans a, cat, lady, cake…). L’orthographe du français se situe entre ces deux extrêmes mais elle est plus proche de l’espagnol que de l’anglais pour la lecture. Quand on compare des apprenti-lecteurs de ces trois langues, les meilleurs scores s’observent chez les hispanophones et les moins bons chez les anglophones, ceux des petits français occupant une position intermédiaire, tout comme l’orthographe de cette langue.

Ensuite, tous les apprenti-lecteurs, même ceux qui apprennent à lire dans une orthographe peu transparente, utilisent d’abord le décodage. En lecture à haute voix, cela se manifeste par une absence de différence entre la lecture de mots inventés et de mots réguliers, les mots irréguliers étant « régularisés » (sept sera lu comme septembre, comme on l’a vu plus haut).

En lecture silencieuse, ce recours s’observe dans des tâches utilisant des mots inventés qui se prononcent comme un mot (roze, rouje). Par exemple, s’il est demandé à des lecteurs débutants de dire si rouje est une couleur, le nombre d’acceptations erronées est très important, et bien plus important que lorsque les mots inventés sont proches visuellement du mot cible, comme rouqe. Des résultats similaires, avec des différences moins fortes, mais significatives, entre les deux catégories de mots inventés se retrouvent chez des adultes bons lecteurs, ce qui signale qu’ils entendent dans leur tête « la petite musique des mots » même quand ils lisent silencieusement.

De plus, quelle que soit la transparence de l’orthographe, la capacité précoce de décodage permet de prédire le succès de l’apprentissage de la lecture de mots isolés (y compris ceux qui sont irréguliers) qui, lui-même, permet de prédire le niveau de compréhension de l’écrit. La capacité de décoder les mots isolés est donc un puissant mécanisme d’auto-apprentissage.

Enfin, une nouvelle fois quelle que soit la transparence de l’orthographe, la capacité de segmenter les mots oraux en phonèmes (comprendre qu’il y a trois phonèmes dans four : /f/-/u/-/r/) est un prédicteur fiable du futur niveau de lecture. Cela s’explique par le fait que cette capacité permet d’accéder au principe d’une écriture alphabétique qui code surtout les relations entre les phonèmes et les graphèmes (/f/=’f’, /u/=’ou’, /r/=’r’). Ce n’est pas le cas du nom des lettres, qui peut même entraver cet apprentissage : sur la base de cette connaissance, quand il voit le mot « la », l’enfant peut en effet lire « elle a ».

Ainsi, en CP, le travail sur la lecture doit principalement porter sur les compétences facilitant son apprentissage, celles reliées à la maitrise des correspondances graphème-phonème. Il faut donc privilégier une méthode qui enseigne explicitement et systématiquement ces relations. Tant que les enfants ne maîtrisent pas le décodage, le travail sur la compréhension doit s’effectuer en parallèle, mais principalement à l’oral, à l’aide de textes lus par le maître ou écrits par lui sous la dictée des élèves.

C’est la position que je soutiens, comme de nombreux autres chercheurs, parce qu’elle découle des travaux de recherche sur l’apprentissage de la lecture. Toutefois, cela nécessite, d’une part, que les enseignants consacrent un laps de temps suffisant à la fois au travail sur le décodage et à celui sur la compréhension, ce qui ne semble pas être le cas, et que, d’autre part, ils aient reçu une formation correcte dans ces deux domaines, ce qui est loin d’être sûr.

La dichotomie « décodage-compréhension » est en contradiction avec la conception de l’apprentissage de la lecture diffusée dans les années 1970, via l’Institut national de recherche pédagogique (INRP), par Jean Foucambert et Eveline Charmeux, et qui a été largement médiatisée : à savoir, la lecture est un jeu de devinette et apprendre à lire c’est apprendre à comprendre en mémorisant la forme visuelle des mots, sans recourir au décodage. Cette conception a été critiquée dès 1989 dans des synthèses ainsi que par l’Observatoire National de la Lecture en 1998. Roland Goigoux a lui aussi montré que ne pas enseigner les correspondances graphème-phonème est un des facteurs qui accroit les difficultés initiales des lecteurs.

Malheureusement, la diffusion auprès des enseignants de cet ensemble d’études ne s’est pas bien faite. Un exemple peut permettre de comprendre d’où viennent les résistances : celui de l’expertise collective INSERM à laquelle j’ai participé.

Dans sa note de lecture, Philippe Meirieu a écrit que cette expertise a « repris de très nombreuses recherches anglophones, les recherches francophones étant, semble-t-il, assez rares, à l’exception peut-être du Québec ». A-t-il bien lu le rapport, quand on constate par exemple que le chapitre sur l’apprentissage de la lecture contient plus de trente références à des études impliquant des enfants ou des adultes francophones ? Mais ce qu’il souligne surtout, c’est selon lui l’absence de chercheurs venant des sciences sociales (sociologie, science de l’éducation) qui « compromet le caractère interdisciplinaire affiché de cette étude ». Il est vrai que, à cette époque, l’INSERM n’a pas trouvé en France de chercheurs émanant des sciences de l’éducation et spécialistes d’un des domaines abordés par l’expertise, qui répondaient aux critères définis pour y participer. Toutefois la question des interactions entre facteurs sociologiques (environnement, éducation) et cognitifs a, bien entendu, été prise en compte dans l’expertise.

Dans notre réponse à Philippe Meirieu, nous avons souligné que son texte présente l’intérêt de pointer un paradoxe : à savoir que « des aptitudes hautement dépendantes de la culture et des apprentissages scolaires s’avèrent, à la lumière des travaux scientifiques, liés à des particularités de l’organisation du cerveau humain, voire à des particularités du génome ». C’est un vrai paradoxe, qui est également mis en relief, par exemple, dans le livre écrit sous la direction de Stanislas Dehaene, tout comme dans celui que José Morais a publié récemment Lire, écrire et être libre : de l’alphabétisation à la démocratie.

Il serait bien que les personnes en charge de la formation des enseignants connaissent les travaux de recherche afin de les vulgariser le mieux possible.


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