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mardi 13 mars 2018

Franck Ramus : L’Éducation nationale ne peut se passer de la science

Libération, 04.02.2018



Dans le domaine de l’éducation, chacun a un avis. Des milliers de livres ont été écrits, dans lesquels les opinions les plus contradictoires s’affrontent. Elles ne peuvent pas toutes être correctes. Comment les enseignants sont-ils censés faire le tri, comment peuvent-ils déterminer rationnellement lesquelles ont plus de chances d’être justes et sur lesquelles ils ont intérêt à fonder leurs pratiques ? La seule méthode connue pour faire le tri entre des opinions est la démarche scientifique, qui consiste à formuler précisément des hypothèses, à en dériver des prédictions testables, et à tester ces prédictions en recueillant des données par l’observation et l’expérimentation (études comparant de très nombreuses classes avec une méthodologie rigoureuse permettant de contrôler les autres facteurs, comme le niveau initial des élèves ou leur milieu social).

Jusqu’à présent, la politique éducative de la France a été beaucoup influencée par des gourous murmurant à l’oreille des ministres. Ces personnes, quelles que soient leurs grandes qualités, étaient peu au fait des recherches internationales en éducation, et n’y avaient pas elles-mêmes contribué. De ce fait, les politiques qu’elles ont inspirées se sont succédé de manière tout aussi contradictoire que les opinions assénées par-dessus le comptoir, ballottant les enseignants dans un sens, puis dans l’autre, en offrant rarement des justifications crédibles de la nouvelle direction imposée. Comment sortir par le haut de ces fluctuations erratiques ? Avoir un Conseil scientifique de l’Éducation nationale n’est sans doute pas l’unique réponse, mais c’en est une tout à fait raisonnable, probablement meilleure que toutes les alternatives explorées jusqu’à présent.

En effet, si la science offre rarement des réponses définitives, elle a tout de même le mérite d’être un processus cumulatif, auto-correcteur, qui à force d’engendrer des débats et d’accumuler des données pour les nourrir, finit par produire du consensus. Encore faut-il bien vouloir prendre connaissance de ce consensus lorsqu’il existe. En 2008, le chercheur néo-zélandais John Hattie a produit une synthèse des études comparant rigoureusement différentes méthodes, différentes pratiques pédagogiques, ou différentes manières d’organiser le système éducatif. Il a recensé plus de 50 000 études publiées dans des revues scientifiques internationales, portant sur plus de 100 millions d’élèves dans plusieurs dizaines de pays. Depuis 2008, le volume des recherches dans le domaine a au moins doublé. Combien de temps encore la France pourra-t-elle s’offrir le luxe d’ignorer superbement tous ces résultats ?

À peu près toutes les questions que l’on peut se poser sur l’enseignement et son organisation ont déjà été étudiées et évaluées, au moins dans une certaine mesure et jusqu’à un certain niveau de détail. Par exemple, on dispose de données sur l’impact de facteurs aussi variés que la qualité de la relation enseignants-élèves (important), de la pédagogie explicite (important), de l’enseignement systématique des relations entre les lettres et les sons (important), des devoirs (faible dans le primaire, plus important dans le secondaire), de la réduction de la taille des classes (moyen et coûteux), des groupes de niveau (ça dépend), du port de l’uniforme (nul), de l’anxiété (négatif), du redoublement (négatif) et de dizaines d’autres…

Il ne s’agit bien évidemment pas de dire que la science a réponse à tout et qu’elle offre des recettes magiques qui devraient s’imposer aux enseignants. Mais il y a déjà bien des choses que l’on sait avec un niveau de certitude important, et il serait coupable de ne pas les prendre en compte. Il existe aussi un nombre encore plus grand de choses que l’on ne sait pas, ou avec trop peu de certitudes, et alors il est tout aussi important de le dire clairement et de s’abstenir d’imposer des opinions infondées. Dans ce cas-là, de nouvelles expérimentations sont nécessaires. Dans un cas comme dans l’autre, l’objectif est de permettre aux enseignants de faire le tri entre toutes les injonctions contradictoires qui leur sont faites, et de guider leur liberté pédagogique vers des pratiques plus efficaces, pour le bénéfice de tous.

Alors que tout le monde s’étonne de la création de ce nouveau conseil scientifique, ce qui moi, m’étonne, c’est que l’on ait pu s’en passer aussi longtemps. Comment les ministres successifs ont-ils pu des décennies durant ne pas avoir l’idée que bon nombre de questions qu’ils se posaient étaient de nature scientifique, et qu’il existait déjà des milliers d’études visant à y répondre ? Pourquoi ont-ils si rarement éprouvé le besoin d’être conseillés par des scientifiques ayant connaissance de ces études, ou étant capables de les consulter ? Peu importent maintenant les réponses à ces questions, il faut espérer que cette époque soit révolue.

Le rôle d’un conseil scientifique est, en toute indépendance, de fournir des avis et de proposer des actions fondées sur les connaissances scientifiques les plus à jour, ou des recherches pour combler notre ignorance. Ce n’est ni de cautionner une politique qui serait définie a priori ni de se substituer aux gouvernants en décidant à leur place. Tout ce que peut espérer le conseil scientifique, c’est qu’on le laisse travailler et qu’on l’évalue sur ses propositions, ses actions, et sur l’impact qu’il aura in fine sur le système éducatif, plutôt que sur des représentations erronées, des intentions supposées et des orientations imaginées.

Franck Ramus

2 commentaires:

  1. Bonjour,

    Ce texte reprend en effet les termes d'un débat bien français: Que vaut l'enseignement fondé sur des preuves scientifiques apportées par les neurosciences et la psychologie cognitive, et l'enseignement comme un art nourri par les courants idéologiques et les contextes historiques ?

    J'ai eu l'occasion d'échanger avec F;Ramus sur connaissances fondées sur des preuves" et en particulier autour du sujet de la dyslexie et de l'autisme ou encore l'hyperactivité.

    Ce sont des sujets qui m'intéressent beaucoup. Je précise que je suis professeur d'EPS, naturopathe et micronutritionniste avec une solide formation en sciences humaines et politiques (diplômé Sciences Po). Je suis par ailleurs formateur de professeurs du primaire et du secondaire.

    Je suis vraiment d'accord avec vous et Franck Ramus pour affirmer l'importance d'un enseignement fondé sur les preuves. Les apports de la psychologie cognitive et des neurosciences sont essentiels (Dehaene, Ramus, Tricot, Hattie, Willingham, ....).

    Je crois beaucoup à l'enseignement explicite, je suis donc de votre coté. D'ailleurs, l'enseignement de l'EPS n'a pas le choix d'être explicite, pour des problèmes de sécurité notamment.
    J'aimerais néanmoins apporter un bémol sur l'incontournable postulat "connaissances fondées sur des preuves scientifiques". Dans plusieurs de vos textes vous citez Ramus qui prone les publications scientifiques pour éprouver une théorie, une étude, par la communauté scientifique internationale. Alors, passé ce filtre, on pourra élever cette théorie comme valide. C'est comme cela que les "vraies"connaissances se fondent durablement.

    Si en effet, les publications scientifiques internationales sont en quelque sorte le passage obligé pour qu'une étude puisse franchir le seuil de la connaissance "vraie" auprès de la communauté scientifique, elles courent le risque d'être mise à l'index par le caractère conservateur de cette même communauté scientifique. Il y a une véritable inertie de système....Pour pouvoir publier dans les grandes revues scientifiques, il faut déjà passer par les fourches d'un comité de lecture et rentrer dans la danse de la crédibilité scientifique accordée par ses paires. Il y a un potentiel conflit d'intérêt.
    Des théories biaisées se sont déjà propagées avec l'aide des publications internationales et la communauté scientifique: l'exemple du cholestérol est un exemple frappant. D'autres théories se sont vues être écartés par cette même communauté scientifique plusieurs décennies avant de se rendre compte qu'elles étaient pertinentes. L'histoire des sciences est remplie d'exemple de ce genre. Il faut donc éviter de tomber dans le scientisme...
    Les hypothèses biologiques et microbiotiques des troubles dys, de l'autisme, de l'hyperactivité sont par exemple rejetés par les neurosciences d'un F.Ramus alors que les expériences cliniques montrent des résultats très encourageants, celles-ci complètement négligées par ladite communauté scientifique et leurs publications internationales. L'avenir nous dira si elles seront reconnues, mais combien de temps se sera-t-il écoulé ? Si on s'en tenait donc à la validation internationale consensuelle, l'inertie du système et les conflits d'intérêts auraient raison des innovateurs, des inventeurs, des découvreurs...
    Selon moi, il faut toujours garder ça en mémoire pour nuancer le "connaissances fondées par des preuves".
    Merci pour votre engagement.

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  2. Merci à vous pour ce commentaire intéressant et bien argumenté.

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