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mardi 5 avril 2016

L’invraisemblable imbroglio des sciences de l’éducation


par Kevin Queral



Voilà maintenant plusieurs décennies que l’on voit épisodiquement resurgir le même débat autour de l’école française : la mise en scène vous en est certainement familière.

D’un côté, ceux que nos médias ont pris l’habitude d’appeler républicains, partisans d’un retour aux anciennes méthodes d’apprentissages, de l’autorité du maître, de la méritocratie. De l’autre, ceux que nous entendons couramment baptisés du nom de pédagogistes : ce seraient quant à eux la communauté des chercheurs en sciences de l’éducation et leurs adeptes : constructivisme, bienveillance, enfant au centre des apprentissages, cognitivisme, compétences, et autres pédagogies par projet seraient le fruit de leurs travaux universitaires.

Les premiers accusent ainsi les seconds d’un effondrement de notre système d’instruction. Les seconds arguent de la scientificité de leur démarche, évoquent la massification scolaire et promeuvent un enseignement centré sur l’élève en guise de panacée.

C’est en somme Alain Finkielkraut face à Philippe Meirieu.

Ainsi posés les termes du débat, il n’est guère surprenant que la joute oratoire ne couronne jamais véritablement de champion. Car en l’espèce, si cet habituel numéro de duettistes est souvent pittoresque, il est toutefois pourvu d’un vice de taille, celui d’escamoter habilement et durablement une tierce appréciation : celle précisément des chercheurs en science de l’éducation catégoriquement opposés aux vues de leurs confrères pédagogistes !

Accroire au monolithisme doctrinal des sciences de l’éducation, voilà l’écueil où viennent se fracasser invariablement nos opinions. Essayons alors de nous éloigner des récifs…

Un schisme méconnu du grand public et des enseignants.

L’univers de la recherche en science de l’éducation, tout comme celui d’un grand nombre de disciplines universitaires au demeurant, n’est bien évidemment pas d’un seul tenant. Et s’il ne saurait être question ici de dresser un inventaire exhaustif de ses différentes écoles, il est toutefois possible d’inscrire toutes ses tendances au sein de deux grandes catégories. Dans un récent article, le professeur de l’Université Laval, Clermont Gauthier, les définit d’ailleurs ainsi :

- D’un côté, les approches centrées sur l’enseignement (basic skills models ou modèles académiques), orientées vers un enseignement systématique des apprentissages de base (lecture, écriture, mathématiques).

- De l’autre, les approches centrées sur l’élève, appelées modèles cognitivistes (cognitive skills models) ou modèles affectifs (affective skills models). Les premiers centrés sur le respect du niveau de l’enfant et de son style d’apprentissage ; les seconds sur le respect du rythme de chacun, de ses besoins et de ses intérêts.

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Tableau synthétique des deux grandes écoles de pédagogie,


L’antagonisme des deux postulats est manifeste. Bien sûr, les républicains seraient naturellement mieux disposés à défendre la première famille théorique. Mais pour de curieuses raisons, la plupart d’entre eux semblent ignorer jusqu’à son existence même, n’en reprenant jamais ni les études ni la philosophie générale dans leurs appels à la restauration d’un ordre pédagogique ancien.

C’est ainsi qu’invariablement, si l’on dit en France « sciences de l’éducation », personne n’imagine découvrir autre chose que les travaux de la seconde école.

Que disent les tenants des pédagogies structurées ?

C’est peu dire que cette approche souffre dans les médias autant qu’au sein de l’éducation nationale d’un déficit de publicité considérable. C’est pourquoi il nous semble important d’en présenter rapidement les préconisations majeures et les conclusions générales.

Cela peut paraître stupide, mais il fallait d’abord vérifier que l’enseignant avait réellement une influence sur la progression de ses élèves. Si tel n’était pas le cas, il était en effet de peu d’importance de chercher à déterminer de quelle manière il devait conduire ses cours.

C’est ainsi que différentes études statistiques ont été conduites dans plusieurs états au cours du temps. Retenons ici celle dirigée par William Sanders en 1996 à la demande du ministère de l’éducation du Tennesse (TVAAS) et dont les conclusions démontrent que l’enseignant a bel et bien un effet sur ses élèves et particulièrement sur les plus faibles d’entre eux.

Il semblerait malheureusement que même madame Florence Robine n’ait pas connaissance de ces recherches lorsqu’elle affirme que l’enfant n’a pas besoin de maître pour apprendre.


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Cet apport de l’enseignant est appelé en toute inélégance “effet-maître”. Ajoutons immédiatement qu’il est passablement ignoré ou minoré par les pédagogistes français, comme le déploraient déjà en 2012 Véronique Bedin et Dominique Broussal dans un excellent article.





La question de la pédagogie employée par le professeur est donc absolument centrale.
Or, contrairement aux pédagogies centrées sur l’élève, les approches centrées sur l’enseignement impliquent une plus grande activité du professeur.

Voici donc la manière dont un cours devrait être dispensé selon les enseignements dits structurés, et plus particulièrement selon la méthode Direct Instruction (voir ces liens pour davantage de précisions) :

1– La mise en situation : l’enseignant présente clairement l’objet de la leçon, en explicite les attendus et s’assure de la maîtrise des connaissances préalables par sa classe.

2– La leçon (3 étapes) :
  • Le “modelage”. L’enseignant exécute devant ses élèves et à voix haute toutes les opérations intellectuelles nécessaires à la compréhension. Il présente les informations en petites unités, allant de la plus simple à la plus complexe.
  • La pratique dirigée : l’enseignant ne laisse pas sa classe en autonomie. Il vérifie la compréhension de sa classe en lui proposant des tâches semblables à celles qu’il a présentées lors de la phase de modelage. Par un jeu des questions-réponses guidé par le maître, les élèves ont une rétroaction immédiate sur leur compréhension. Cette pratique est prolongée le temps nécessaire.
  • La pratique autonome : les élèves sont laissés en autonomie sur des tâches toujours similaires et en grand nombre.
3- L’objectivation : l’enseignant synthétise et réexplicite ce qui doit être su et compris.

Comment a-t-on choisi entre ces deux pédagogies ?

À l’heure de la réforme du collège 2016, des parcours spiralaires, des îlots curriculaires, des savoir-être soclés, des EPI le Cid-Flamenco-Guernica-Paëlla, et de l’abandon des contenus pour les compétences, en un mot, de l’extravagant triomphe des pédagogies par découverte, il nous faut certainement conclure à la supériorité du second modèle sur le premier.

Comment en effet imaginer aujourd’hui l’absence complète de dispositifs issus des préconisations des pédagogies structurées, voire leur unanime condamnation, si ce n’est par la démonstration empirique de leur inefficience ?

Les non spécialistes seront certainement surpris d’apprendre qu’aucune étude comparative de grande ampleur n’a jamais été menée en Europe à ce sujet, principalement pour des raisons budgétaires.

Mais, en 1967, le gouvernement fédéral américain, afin d’optimiser ses dépenses d’éducation, décida du lancement d’un programme comparatif sans précédent : le projet Follow Through.

Ainsi, de 1968 à 1977, une vingtaine de pédagogies furent évaluées auprès de 352 000 élèves et de nombreuses données furent collectées. Il s’agit là de la seule étude statistique de grande ampleur et prolongée dans le temps dont nous disposons encore de nos jours. De plus, le gouvernement américain finança jusqu’à 1995 différents statisticiens afin d’affiner et de réexaminer les modèles utilisés.

Voici les résultats de cette étude :


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Ces chiffres ont de quoi laisser songeurs : les pratiques centrées sur l’enseignement obtiennent en tous points de meilleurs résultats que les pratiques centrées sur l’élève !
La plus grande surprise ne réside pas tellement dans le fait que les élèves démontrent de plus grandes capacités dans la maîtrise des basic skills(mathématiques, lecture, orthographe, langue), mais bien dans le fait que ceux qui ont reçu un enseignement structuré possèdent également une meilleure estime d’eux-mêmes et de plus grandes facultés cognitives.

La défaite des tenants des modèles cognitifs et affectifs est ici totale. La polémique pouvait commencer.

Les vaincus dénoncèrent la déficience du modèle statistique utilisé, mais de manière surprenante toutes les contre-expertises (House et Glass 1979, Bereiter 1981, Becker et Carnine, 1981, Lipsey et Wilson, 1993, Watkins 1996, Crahay, 2000, Borman, 2002) ne firent que confirmer et parfois amplifier les premières conclusions.

Ces analyses postérieures permirent aussi d’exhiber quelques phénomènes méconnus : réduire par exemple un effectif ne serait efficace que quand la pédagogie l’est aussi ! Dit sommairement, mieux vaudrait un enseignement structuré à trente, qu’un groupe autonome de cinq élèves engagés dans une pédagogie par projet !

La dispute autour de ces données et de leurs conséquences n’a depuis pas cessé outre-Atlantique. Les circonstances notamment qui ont amené le gouvernement américain à ne pas tenir compte de ces résultats et à continuer de financer également tout type de pédagogie fait encore aujourd’hui débat (voir The Follow Through Evaluation).

En France, il semblerait que le déni soit parfait. On feint d’ignorer cette étude et quand certains chercheurs essaient de la mettre en avant, les arguments pédagogistes se résument souvent à l’attaque ad hominem, ou au dédain.

Ont-ils une meilleure étude à citer ? Non. On peut aussi lire couramment sous leur plume qu’il est impossible de mener un étude statistique rigoureuse à si grande échelle : c’est particulièrement arrangeant lorsque l’on en a aucune à proposer… et permet aussi plaisamment de continuer à deviser du sexe des anges sans craindre qu’advienne un jour une forme de mesure, pourtant parfaitement nécessaire.

Le contenu des débats entre Serge Pouts-Lajus, Mario Richard et Steeve Bissonnette est à ce sujet assez édifiant.

Mais plus encore, se pose désormais la question de la scientificité d’un certain nombre de recherches pédagogiques. Quelles études statistiques les soutiennent ? Les a-t-on soumises à l’épreuve du même crible que les résultats de Follow Through ?

Le rôle des affects et des sympathies idéologiques jouent définitivement un trop grand rôle et dessert lourdement l’avancée de recherches opératoires.

En définitive, le choix entre les deux catégories de pédagogie n’a aucunement été fait en suivant des critères scientifiques indubitables.

Que faire désormais ?

De nombreux parents et enseignants contemplent, interdits, les recommandations des nouveaux programmes de cycle 3 et 4 : logique curriculaire (plus que contestée), approches par compétences (promues par l’OCDE  et tout aussi contestées), travail en îlots, interdisciplinarité contrainte, disparition de l’étude rigoureuse de la langue, étude thématique de l’Histoire, pédagogie par projet systématique, silence du professeur changé en animateur…

Il en va de ce regard certainement comme de celui de l’abbé cistercien découvrant en son temps l’hérésie cathare, oscillant quelque part entre incrédulité et aversion. Pour sûr cependant, il croit distinguer le visage de la folie grimaçante !

Il serait certes plaisant, au point où nous sommes rendus, de suivre le mot d’Amaury lors du sac de Béziers (« Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens. »), ce serait là une joyeuse réplique aux humiliations et renoncements imposés depuis des décennies par un certain catéchisme pédagogiste devenu dogmatique et autoritaire.

Mais nous manquerions alors notre but, et nous dirions que l’étude scientifique de l’enseignement est définitivement une faillite.

Rouvrons plutôt de manière fracassante les débats clos sans avoir été tranchés, demandons la rationalité aux chercheurs, exigeons des mesures et des protocoles valides et disqualifions enfin ceux qui refuseraient de s’y soumettre.


3 commentaires:

  1. "Ces analyses postérieures permirent aussi d’exhiber quelques phénomènes méconnus : réduire par exemple un effectif ne serait efficace que quand la pédagogie l’est aussi ! Dit sommairement, mieux vaudrait un enseignement structuré à trente, qu’un groupe autonome de cinq élèves engagés dans une pédagogie par projet !"

    Certes, mais toutes choses égales par ailleurs, la taille de la classe a une répercussion sur le niveau obtenu en fin d'année, en tout cas dans les petites classes. Il vaut mieux le préciser car les gérants de l'EN seraient bien capables d'arguer de la mise en place d'un enseignement efficace pour justifier des effectifs plus lourds
    http://www.formapex.com/editoriaux/589-attention-ecole-en-perte-de-moyens-thibault-gajdos

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  2. Excellent article pour prendre un peu de hauteur...

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