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dimanche 29 novembre 2015

Payer les fonctionnaires au mérite ?

Source : Le Monde, 21.11.2015


Thibault Gajdos (chercheur au CNRS)


Le ministre de l’économie, Emmanuel Macron, s’est déclaré favorable à un accroissement de « la part de mérite, la part d’évaluation, dans la rémunération de la fonction publique ». Comme beaucoup l’ont rappelé, la rémunération « au mérite » existe déjà, et depuis longtemps, dans la fonction publique : outre divers dispositifs de primes, l’évolution des carrières des fonctionnaires, et donc de leurs salaires, dépend largement de l’évaluation de leur activité.

Faut-il aller plus loin ? Une étude récente de l’économiste américain Roland Fryer (université de Harvard) est instructive. Il a analysé les conséquences d’un vaste programme de paiement au mérite des professeurs, mis en œuvre dans 200 écoles choisies aléatoirement parmi 400 écoles similaires à New York entre 2007 et 2010 (“Teacher Incentives and Student Achievement : Evidence from New York City Public Schools”, Journal of Labor Economics, 2013, 31/2).

Une enveloppe de 75 millions de dollars a permis de rémunérer ainsi 2 000 enseignants selon leurs performances, les bonus allant jusqu’à 3 000 dollars (2 800 euros) par enseignant et par an. En comparant les résultats des établissements selon qu’ils avaient ou non bénéficié du programme de paie au mérite, Roland Fryer a pu mesurer les effets de ce système sur les comportements des enseignants et les résultats des élèves.

Le résultat est pour le moins décevant. Tout d’abord, le paiement au mérite n’a eu aucun effet visible sur la mobilité et les jours d’absence des enseignants. Le système d’incitation ne semble donc ni permettre de retenir davantage les bons enseignants, ni inciter d’hypothétiques paresseux à davantage d’assiduité. En ce qui concerne les performances des élèves, c’est pire : les élèves des établissements ayant bénéficié du système incitatif n’ont pas de meilleurs résultats que ceux des autres établissements ; quant aux élèves des collèges, leurs résultats sont moins bons…

Des études portant sur d’autres professions, comme les médecins, ont montré des résultats similaires. L’idée simple selon laquelle un fonctionnaire serait plus efficace si son salaire dépendait de sa performance exige en réalité la réunion de nombreuses conditions.

Cela suppose, en premier lieu, que l’on soit capable de mesurer la performance en question. Ce qui peut être simple pour des tâches élémentaires (comme le nombre de boulons fabriqués par minute) peut s’avérer inextricable pour des tâches plus complexes. Comment, par exemple, mesurer la performance d’un vigile d’aéroport ? Au nombre de passagers qu’il examine par minute ? Mais ne risque-t-il pas alors de bâcler ses inspections, afin de répondre à cette incitation ? Que dire, alors, de la mesure de la performance d’une infirmière, d’un enseignant, d’un contrôleur des impôts, d’un juge ?

Supposons cependant cet obstacle levé. Il faut encore que la performance du fonctionnaire dépende directement, et principalement, de son effort et de sa motivation. Or, bien d’autres facteurs entrent en ligne de compte : la formation, les conditions et l’organisation du travail, la qualité des relations d’équipe, etc.

Négligeons encore cette contrainte ; reste un dernier obstacle. Qu’est-ce qui motive les individus ? On peut distinguer deux types de motivations : les motivations extrinsèques, comme la rémunération, et les motivations intrinsèques, comme le fait de bien faire son travail, d’être utile, de s’accomplir dans son activité. Or, de nombreuses études, inspirées par les travaux réalisés par les psychologues Edward Deci et Richard Ryan dans les années 1970, ont montré que l’accent mis sur les motivations extrinsèques pouvait miner les motivations intrinsèques.

Dans de telles conditions, la rémunération au mérite peut non seulement être inefficace, mais même devenir contre-productive. Les fonctionnaires, qui exercent des missions de service public, sont particulièrement exposés à ces effets pervers. De quoi inciter à un peu de prudence dans le maniement des idées reçues.

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