Translate

dimanche 20 septembre 2015

Quel est l'intérêt pédagogique du Plan numérique ?

Source : OCDE




Le rapport intitulé Students, Computers and Learning: Making The Connection indique que même les pays qui ont considérablement investi dans les technologies de l’information et de la communication (TIC) dans l’éducation n’ont enregistré aucune amélioration notable de leurs résultats aux évaluations PISA de compréhension de l’écrit, de mathématiques et de sciences.

D’après l’OCDE, le fait de s’assurer que chaque élève atteigne un niveau de compétences de base en compréhension de l’écrit et en mathématiques contribuera davantage à l’égalité des chances dans notre monde numérique que le simple fait d’élargir ou de subventionner l’accès à des services et des appareils de haute technicité.

En 2012, 96 % des élèves de 15 ans des pays de l’OCDE ont déclaré posséder un ordinateur à la maison, mais seuls 72 % ont déclaré en utiliser un à l’école. Dans l’ensemble, les élèves utilisant modérément les ordinateurs à l’école ont tendance à avoir des résultats scolaires légèrement meilleurs que ceux ne les utilisant que rarement. Mais les élèves utilisant très souvent les ordinateurs à l’école obtiennent des résultats bien inférieurs, même après contrôle de leurs caractéristiques socio-démographiques.  

Le rapport a constaté que l’écart entre les élèves favorisés et défavorisés en compréhension de l’écrit électronique était très analogue aux différences de résultats à l’évaluation PISA traditionnelle de la compréhension de l’écrit, bien qu’une grande majorité d’élèves utilisent des ordinateurs, et ce quel que soit leur milieu d’origine. Ce constat laisse penser que pour réduire les inégalités en matière de compétences numériques, les pays doivent commencer par renforcer l’équité de leur système d’éducation.

Pour évaluer leurs compétences numériques, le test demandait aux élèves de 31 pays et économies * de se servir d’un clavier et d’une souris pour naviguer dans des textes à l’aide d’outils comme les hyperliens et les boutons de navigation ou de défilement, afin d’accéder à l’information, mais aussi pour créer un graphique à partir de données ou utiliser des calculatrices à l’écran.

Les meilleurs résultats ont été obtenus par les élèves de Singapour, de Corée, de Hong-Kong (Chine), du Japon, du Canada et de Shanghai (Chine). Ils correspondent étroitement aux résultats qui avaient été obtenus en 2012 à l’évaluation de la compréhension de l’écrit sur papier, ce qui semble indiquer que bon nombre des compétences utiles à la navigation en ligne peuvent également être enseignées et acquises au moyen de techniques de lecture analogiques classiques.

Cependant, le rapport met en évidence des différences frappantes. Les élèves de Corée et de Singapour obtiennent des résultats bien meilleurs en ligne que leurs pairs ayant des résultats similaires en compréhension de l’écrit sur papier dans d’autres pays, comme l’Australie, le Canada, les États-Unis, Hong-Kong (Chine) et le Japon. En revanche, les élèves de Pologne et de Shanghai (Chine), excellents en compréhension de l’écrit sur papier, réussissent moins bien à transférer leurs compétences de lecture sur papier à un environnement en ligne.

* Pays et économies participants : Australie, Autriche, Belgique, Brésil, Canada, Chili, Colombie, Corée, Danemark, Émirats arabes unis, Espagne, Estonie, États-Unis, Fédération de Russie, France, Hong-Kong (Chine), Hongrie, Irlande, Israël, Italie, Japon, Macao (Chine), Norvège, Pologne, Portugal, République slovaque, Shanghai (Chine), Singapour, Slovénie, Suède, Taipei chinois.

lundi 7 septembre 2015

« Il y a une instrumentalisation politique de l’apprentissage de la lecture »

Source : Libération

Des méthodes dites progressistes, censées lutter contre les effets des inégalités sociales, les renforcent au contraire. C’est le constat édifiant établi par deux sociologues dans Réapprendre à lire, un essai qui vient de paraître. Un enjeu qui dépasse la querelle entre anciens et modernes pédagogues.




Réapprendre à lire. De la querelle des méthodes à l’action pédagogique,
de Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller, Seuil, “Liber”, 352 p., 22 €.


C’est une sévère critique des méthodes actuelles d’apprentissage de la lecture. Dans Réapprendre à lire, qui vient de paraître au Seuil, deux sociologues, Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller, démontrent que des méthodes dites progressistes, basées sur de nobles objectifs (autonomie du jeune lecteur, sens du texte, contenu littéraire) accentuent les clivages sociaux au lieu de les diminuer. À partir d’une enquête de terrain menée durant trois ans dans plusieurs écoles primaires, ces spécialistes en sciences de l’éducation proposent une manière plus égalitaire d’apprendre à lire, centrée notamment sur l’entraînement et la répétition en partie délaissés. Quand le réalisme reprend le dessus sur l’idéologie ?

Pourquoi des méthodes de lecture progressistes se montrent, selon vous, inégalitaires ?
Depuis la fin des années 70 jusqu’à maintenant, des convictions pédagogiques formulées par des experts ont été, dans le domaine de la lecture, transformées en dogmes : le déchiffrage est nocif pour les élèves, ils ne doivent pas lire à voix haute pour apprendre à lire mais doivent apprendre sur de “vrais textes”, non sur des manuels avec une progression organisée pour l’apprentissage, etc. On n’en est plus là maintenant heureusement mais cela survit sous d’autres formes : récemment, a été imposée l’idée que l’apprentissage de la lecture devait se faire à partir de textes littéraires alors qu’il ne s’agit que d’une conviction qui rend très difficile le déchiffrage pour les élèves : en fait, ces supports sont de vrais livres pour la jeunesse qui ne sont pas conçus pour l’apprentissage ! Certes, les experts argumentent leurs méthodes au nom de principes valorisants, comme ceux du sens, de la construction d’un “sujet lecteur”, etc. Mais ces méthodes, mises en avant dans la formation des enseignants, sont élaborées à partir de raisonnements logiques et théoriques issus de la linguistique ou de la “didactique de la littérature” : elles ne sont pas assez centrées sur l’apprentissage progressif de la lecture. Elles mettent ainsi en échec des élèves désavantagés socialement et culturellement. Par la suite, ces élèves consultent pendant des années des orthophonistes, et sont même, dans le pire des cas, “orientés” vers des filières de relégation car ils sont objectivement placés en situation de handicap. Les enseignants qui, eux, sont confrontés à ces difficultés, auront plutôt tendance à mettre en cause l’élève et ses capacités, ses pathologies éventuelles plutôt que l’inadéquation entre une méthode et un enfant qui n’a pas encore développé certaines aptitudes intellectuelles (comme la mémoire de travail).

Le problème dépasse donc le débat classique des méthodes, globale ou syllabique, classées l’une à gauche et l’autre à droite ?
Absolument. Nous préférons d’ailleurs parler, au lieu de syllabique, de méthode “explicite” car derrière la promotion du “syllabique” on retrouve souvent des positionnements politiques conservateurs qui débordent la question de la lecture et dans lesquels nous ne nous reconnaissons pas (critique du collège unique, prises de position en faveur du redoublement, etc.). Mais en même temps, il ne suffit pas de s’opposer au passé pour produire de la réussite. Nous considérons qu’il y a une instrumentalisation politique de la question de l’apprentissage de la lecture. Nous avons observé, à partir de données empiriques, que l’enseignement explicite est une chose, certes, favorable aux élèves en lecture mais qu’il ne fait pas tout : il faut aussi renforcer l’appropriation de la lecture par un travail spécifique d’entraînement, d’autant plus nécessaire que les élèves sont moins avancés. [Note personnelle : Contrairement à ce qui semble être affirmé, l’entraînement jusqu’au surapprentissage est un élément fondamental de l’Enseignement Explicite, tel qu’il a été défini par Barak Rosenshine.] D’après nos résultats d’enquête, ce serait une illusion que de considérer que la seule méthode explicite suffirait à supprimer les inégalités.

Sur quoi appuyer une pédagogie rationnelle pour apprendre à lire ?
Le dispositif, que nous avons élaboré durant notre enquête de terrain, s’est appuyé sur une méthode moderne d’enseignement explicite de la lecture au lieu de partir des conceptions savantes ou philosophiques sur le “projet de lecteur”, la “construction du sujet”, le “système langue”, etc. comme le font souvent les méthodes actuelles. Des temps d’entraînement ont été institués pour les élèves les moins avancés, en dehors de la classe (pris sur le temps scolaire). Le fait d’être en petit groupe permet concrètement à ces élèves d’avoir un temps de lecture et d’écriture bien plus important qu’en groupe classe.
Des plans de travail et de révision ont aussi été fournis aux parents, en particulier avant les vacances scolaires (y compris d’été), avec des explications précises. Un travail a aussi été réalisé en grande section de maternelle pour apprendre aux élèves à déchiffrer des syllabes simples, à composer de petits mots : sans qu’il ne s’agisse d’un apprentissage de la lecture, c’était plus une préparation. Donc 4 “piliers” pour apprendre à lire : méthode explicite pour toute la classe, entraînement, travail avec les parents, préparation en grande section de maternelle et non pas seulement une question de méthode explicite.

Vous mettez en cause la pédagogie par le jeu ou différenciée qui se veut là aussi progressiste ? Pourquoi ?
Le détour ne conduit pas toujours à l’essentiel. Les élèves n’échouent pas parce qu’ils seraient “différents” des autres mais parce qu’ils ont moins développé des aptitudes qui nécessitent un entraînement, que certains enfants ont eu dans leur famille. À force de faire des détours, on perd l’objectif. Des activités simples sont souvent les plus efficaces, à condition d’être systématiques. En classe, les enseignants ne peuvent pas passer vingt minutes à faire lire à voix haute un élève qui n’a pas encore développé sa mémoire de travail puisqu’ils ont le reste de la classe à gérer. Un entraînement intense en dehors de la classe, à partir de la même leçon et du même outil que les autres élèves, va rendre possible une action ciblée, ce qui permettra à l’élève de profiter de plus en plus de ce qui se fait en classe. En classe même, la différenciation pédagogique peut difficilement consister à faire autre chose qu’à adapter les tâches aux difficultés de l’élève et donc à faire autant de niveaux différents que de type de difficulté. Cela renforce plutôt les inégalités.

Pourquoi dites-vous que l’échec scolaire a tendance à être médicalisé, ou “psychologisé” ?
C’est une tendance massive, comme le montrent aussi d’autres travaux qui portent sur l’école et les classes populaires. Quand des démarches prescrites ne produisent pas les effets escomptés, les enseignants tendent très massivement à expliquer l’échec par tout un ensemble de dysfonctionnements familiaux et/ou psychologiques. Il y a aussi des professionnels de la psychologisation de l’échec scolaire ou des troubles divers des apprentissages. Les enseignants s’en prennent hélas aux parents plutôt qu’à la manière dont on ne les forme pas suffisamment à faire ce qui fonctionne avec tous les élèves.

L’exemple de la lecture peut-il être transposé à tout autre apprentissage ?
À beaucoup d’entre eux, certainement. On pense à l’orthographe, dont l’apprentissage gagnerait à être systématiquement poursuivi au collège, alors que c’est un domaine qui a été dévalorisé. En mathématiques aussi, il y a des choses à automatiser, comme le calcul, etc. C’est un échec partiel, mais on a au moins gagné le collège unique, c’est quand même un progrès énorme à actualiser plus encore (alors qu’il est attaqué). On peut faire autrement que de se référer à un passé idéalisé ou à la course aux statistiques de réussite (au baccalauréat ou à la licence). On peut travailler sérieusement à expérimenter ce qui améliore réellement les apprentissages des élèves et ce dans tous les domaines. Et déconstruire le mythe de l’innovation, qui règne partout. Il n’y a aucune corrélation nécessaire entre innovation et démocratisation, ni entre tradition et réussite ! Cela se passe ailleurs.

Recueilli par Cécile Daumas


samedi 5 septembre 2015

À propos du livre Réapprendre à lire




Réapprendre à lire. De la querelle des méthodes à l’action pédagogique,
de Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller, Seuil, “Liber”, 352 p., 22 €.



Réapprendre à lire avec l'enseignement explicite ?



Votre livre revient sur 50 ans de réformes et de réflexions sur l'apprentissage de la lecture. Une période où vous condamnez beaucoup d'acteurs et qui est présentée comme un champ de bataille. Est-ce vraiment le cas ?
C’est hélas le cas quand on lit la tonalité de certains propos dans les médias dès qu’il est question de lecture ! Cela étant, notre propos n’est pas de condamner les acteurs qui ont eu une influence décisive dans les années 1970-1980 mais davantage de montrer que leurs conceptions sont fondées sur des croyances qui ont laissé des traces profondes et qui mettent enseignants et élèves en difficulté.
Cela étant, la polémique ne nous intéresse pas : quand on vient de passer trois ans de notre vie avec des enseignants motivés et compétents - comme il y en a tant- ; avec des enfants dits “fragiles” ou en “en difficultés”, en réalité avides d'apprendre s'ils sont reconnus et encouragés, les querelles idéologiques nous semblent dérisoires...

Vous dites qu'on a “intellectualisé” l'apprentissage de la lecture. C'est-à-dire ?
Nous avons voulu montrer que quelques acteurs, qui étaient en position favorable dans les années 1970-1980, ont fait un usage instrumental et politique des apports de la linguistique dans le domaine de l’apprentissage de la lecture, quelques formateurs d’école normale en particulier.
Ce que nous appelons intellectualiste est le fait de défendre des conceptions qui “fonctionnent” théoriquement, elles peuvent être défendues logiquement, mais elles ne sont pas mises à l’épreuve du réel. Par exemple, on a dévalorisé la lecture à voix haute, sous prétexte qu’elle ne correspondait à aucune “fonction du langage” (au nom des découvertes linguistiques sur les “fonctions du langage”), alors que la lecture à voix haute est très utile pour l’apprentissage, on a voulu plaquer le modèle du lecteur expert, alors que précisément c’est l’apprentissage qui permet de développer l’expertise, etc. On a excessivement déprécié les étapes et la progressivité, alors qu’elles sont nécessaires, négligé le rôle de l’entraînement pour mettre l’accent sur “de vrais textes”, donc inaccessibles techniquement.
Plus récemment, on a prétendu qu’il était nécessaire que l’entrée dans l’écrit se fasse par de vrais textes littéraires (albums jeunesse) qui ne devaient pas être faits pour l’apprentissage de la lecture. Concrètement, comment les élèves, et tout particulièrement ceux qui sont les plus distants de la culture scolaire et qui n’apprennent pas à lire (ou même quelques rudiments de la lecture) chez eux, font-ils pour lire des textes issus de la littérature jeunesse, dont les tournures de phrases sont complexes et dont les mots sont eux-mêmes composés de graphèmes complexes ? C’est un héritage ou une séquelle de cette période de l’histoire : il faut partir de vrais textes qui comprennent déjà tous les éléments auxquels est confronté le lecteur expert. C’est très bien pour noyer les élèves, mais est-ce le but ?

Une autre accusation, c'est qu'on a dépouillé les enseignants de leur savoir. Que voulez-vous dire ?
On dit plutôt qu’on leur impose trop souvent des choses qui sont de l’ordre de la croyance, de la conviction, de l’impossible à tenir ou de l’inutile. Par exemple, certains inspecteurs vont être attachés à ce que les enseignants fassent des Programmes Personnalisés de Réussite Éducative (PPRE) alors que cela peut se faire au détriment du temps passé à aider l’élève et que cela ne garantit absolument rien, l’important étant ce que les enseignants font avec les élèves. On leur demande aussi de différencier la pédagogie, tout en leur reprochant de le faire par un “ajustement à la baisse” des exigences. Mais les élèves ayant un niveau déjà très inégal à l’entrée du CP (et sans doute avant), leur demander de différencier la pédagogie dans le cadre de la classe et sans leur apporter de forces supplémentaires, c’est de fait les placer dans une situation où ils ne peuvent qu’adapter les attentes et le travail de l’élève à son niveau, donc à creuser les inégalités, ce qu’on leur reproche aussi de faire.

Vous dites aussi qu'on les a laissés seuls, livrés à eux-mêmes. N'est-ce pas contradictoire ? 
Ce n’est pas contradictoire, puisqu’on les laisse seuls avec des prescriptions impossibles à tenir. Les enseignants avec qui nous avons travaillé pendant trois ans (et avec qui nous poursuivons le travail) ont pu, suite à la mise en pratique d’un dispositif expérimental, conscientiser et verbaliser la difficulté dans laquelle ils sont mis à cause de ces prescriptions. Ils ont pu nous dire qu’ils se perdaient dans la différenciation pédagogique, qu’ils ne pouvaient pas accrocher tous les élèves et que certains étaient très rapidement “largués”, ce qui était logique puisque les outils érigés comme légitimes ne sont pas adaptés à des élèves non lecteurs. Ils sont laissés seuls parce qu’on ne leur apprend pas souvent à réduire les écarts de niveau trop importants entre les élèves. Par ailleurs, on leur demande beaucoup de choses aujourd’hui à travers toujours plus de nouvelles missions, ils ne peuvent pas résoudre tous les problèmes de la société, tout en enseignant ce dont les élèves ont besoin pour réussir.

Vous présentez une démarche appuyée sur une approche sociologique : c'est à dire des apprentissages différents selon les classes sociales ?
Surtout pas ! Il ne faut pas avoir une lecture réductrice de Bourdieu, qui a été mal compris et suspecté de nourrir une vision déficitariste des classes populaires. Au contraire, à la fin de leur ouvrage, La Reproduction, Bourdieu et Passeron formulent l’idée de la possible mise en œuvre d’une “pédagogie rationnelle”, c’est-à-dire efficace pour tous les élèves et qui permette à ceux qui sont les moins dotés en capital culturel et scolaire, de pouvoir combler les inégalités scolaires d’origine sociale (qu’on ne peut nier). Et justement, c’est l’hypothèse de la possible mise en œuvre d’une pédagogie rationnelle que nous avons souhaité tester et mettre en œuvre. Ce qui varie en effet, c’est le temps d’entraînement : en étant en plus petit groupe pendant les “ateliers lecture”, on permet aux élèves rencontrant des difficultés de pouvoir plus s’entraîner (concrètement 15 minutes de lecture par élève, 30 minutes d’encodage). Ce point n’est pas insignifiant, au contraire, il est fondamental puisque ces élèves ne passent pas leur temps à essayer de rattraper un retard impossible à combler puisque dans l’ensemble des dispositifs habituellement mis en œuvre, pendant que les élèves en difficultés sont pris en charge, le reste de la classe poursuit ses apprentissages, apprend de nouvelles choses. Ici, ce n’était pas le cas et nous insistons dessus : tous les élèves travaillaient la même chose (même graphème, même page de manuel), mais le temps de lecture par élève était bien supérieur pour ceux pris en “atelier lecture”.

Vous défendez un enseignement explicite de l'apprentissage de la lecture. Mais ce n'est pas ce que font les enseignants ?
Non, parce que les supports mêlent apprentissage explicite des syllabes, mots à mémorisation par cœur (qu’on appelle “mots outils”) et devinettes, appelées officiellement anticipations. Cependant, nous ne nous limitons pas à défendre un enseignement explicite de l’apprentissage de la lecture. Ce qui est fondamental, c’est d’articuler enseignement explicite et ce que nous avons appelé “incorporation” de l’apprentissage, possible grâce à un temps d’entraînement important.
Exposer de façon explicite à un élève les correspondances graphèmes-phonème, ne suffit pas, loin de là. Il faut lui permettre de s’entraîner, de se tromper, de s’autocorriger, avec un adulte. [Note personnelle : Contrairement à ce qui semble être affirmé, l’entraînement jusqu’au surapprentissage est un élément fondamental de l’Enseignement Explicite, tel qu’il a été défini par Barak Rosenshine.] Et il vrai que le temps collectif de la classe ne permet pas aux élèves qui sont les moins avancés, de s’entraîner suffisamment. C’est pour cela que le dispositif mis en œuvre consiste à prendre des petits groupes de 3 élèves sur 45 minutes en plus d’un enseignement explicite et d’un travail avec les parents. Le temps de lecture et d’encodage par élève est donc considérablement plus important que lorsque sur ces 45 minutes, il y a 25 élèves à faire lire et écrire.
Ce n’est pas parce qu’il y a 5 syllabes ou 5 mots à “décoder” sur la page du manuel, que l’enseignement est explicite et systématique. Les enseignants rétorqueraient qu’ils ne se limitent pas au manuel, en effet. Ils créent des “cahiers de syllabes et de mots”. Mais en quelle quantité et surtout, arrivent-ils d’une manière ou d’une autre à permettre aux élèves, qui ne peuvent pas s’entraîner chez eux, d’avoir un temps d’entraînement suffisamment important ? En transposant le dispositif dans une école dont le recrutement est très populaire, et bénéficiant du dispositif “plus de maîtres que de classe”, nous avons pu voir qu’une telle ressource permettait à ces élèves d’incorporer les apprentissages et de pouvoir suivre en CE1.

Mais quelle place donnez-vous alors au sens ? Peut-on apprendre à lire sans maîtriser le sens ?
L’opposition entre déchiffrage et la compréhension fait justement partie de ces croyances héritées des années 1970-80. Ce n’est pas le déchiffrage qui empêche de comprendre, c’est un déchiffrage de mauvaise qualité. Nous accordons au sens toute son importance. La différence, c’est que nous faisons une différence entre les différents usages de la lecture et les différents degrés du sens : le sens littéral (qui est tout de même le plus courant dans la vie quotidienne) et la compréhension des inférences. Nous ne disons pas qu’il ne faut pas travailler sur la compréhension du sens littéral et sur la compréhension des inférences. Ce que nous disons, c’est qu’il n’est pas possible d’accéder au sens littéral d’une phrase et plus encore à son sens caché si on ne lit pas correctement et de manière suffisamment fluide. C’est bien l’articulation entre justesse et vitesse du décodage (ne pas ânonner) qui permet l’accès au sens, littéral. Une fois que les automatismes sont bien incorporés par l’élève, on peut travailler avec lui sur la compréhension des inférences à partir d’un texte écrit. Jusque-là, il est bien sûr possible de les travailler à l’oral. Ce qui importe, c’est bien la qualité et la vitesse de lecture. Une fois que l’élève est “déchargé” cognitivement du déchiffrage, il peut accéder au sens. Cela étant, il y a des petites techniques qui aident les élèves à faire le lien entre le sens d’un mot qu’ils connaissent à l’oral et le mot écrit : par exemple, une fois qu’il sait déchiffrer, on lui demande de “recoller ses syllabes” et de relire plus vite le mot précédemment déchiffré.

Votre étude repose sur un échantillon limité. Peut-on vraiment en étendre les conclusions ?
Nous n’empêchons personne de faire la même chose sur de plus grands effectifs, bien au contraire ! Nous donnons toutes les clés, théoriques et pratiques ! La question de l’échantillon est d’ailleurs un faux problème car nous ne nous sommes pas limitées à aller voir une fois 4 classes de CP. Nous y avons consacré de longs temps d’observation participante et d’investigation en faisant passer des tests de fluence afin d’objectiver les résultats. Nous avons également eu le souci de pouvoir mettre en place le dispositif construit dans deux écoles socialement différenciées et de pouvoir les comparer à partir d’écoles témoins, socialement comparables.
Grâce au dispositif, nous avons pu constater que des élèves de milieu très populaire obtenaient de meilleurs résultats que des élèves plus dotés socialement et dont l’apprentissage de la lecture n’était ni explicite, ni systématique. On peut alors réduire considérablement les inégalités, ce qui est selon nous, le véritable enjeu de l’école de demain.

Dans quelques jours Roland Goigoux rendra compte d'une étude plus vaste sur les pratiques d'apprentissage de la lecture. Quelle place pour la vôtre alors ?
Il s’agit de deux recherches différentes et toutes deux légitimes, même si nos moyens étaient infiniment plus réduits et nos hypothèses sociologiques. Roland Goigoux et son équipe ont observé les pratiques usuelles et vont sans doute apporter une somme considérable de connaissances sur ces pratiques, leurs différences et leurs effets. De notre côté, nous avons cherché à tester l’hypothèse sociologique d’une pédagogie qui réduirait les inégalités, en suscitant à partir de pratiques non usuelles, mais généralisables dans des conditions ordinaires, par exemple avec un dispositif plus de maîtres que de classe. Pourquoi l’une des recherches devrait-elle invalider l’autre ?

Propos recueillis par François Jarraud



Sandrine Garcia est professeure de sciences de l'éducation à l'université de Bourgogne et Anne Claudine Oller est maître de conférences à l'Université Paris Est Créteil.