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samedi 20 juin 2015

Livre : Vers une pédagogie institutionnelle (Vasquez et Oury)




Bien peu d’enseignants sont capables de dire précisément en quoi la pédagogie institutionnelle se distingue des autres pédagogies “actives” devenues incontournables depuis les années 1960-70.

Wikipédia nous apprend, à propos de la pédagogie institutionnelle, que « son but est d'établir, de créer, et de faire respecter des règles de vie dans l'école, par des institutions appropriées – à l'opposé des écoles casernes. Si l'enfant perçoit le lieu classe comme un endroit de repères, de sécurité, de vie, où l'on peut régler des questions, il va progressivement prendre en charge sa vie d'écolier. Il va garder ou retrouver le goût d'apprendre, à travers son engagement, ses initiatives… »

Son fondateur est l’un des auteurs du livre : Fernand Oury (1920-1998). Instituteur, il rejoint après la guerre le mouvement de l’École moderne puis il se brouille avec Freinet en 1961 à cause d’un article que ce dernier avait pris comme une critique. Comme quoi, le monde de la pédagogie reste un lieu de confrontation, même chez les “actifs”.

Aïda Vasquez, quant à elle, est une psychologue et psychanalyste vénézuélienne.

Qu’est-ce que ce livre fondateur nous apprend de plus ?


L’école caserne

Pour les pédagogues “actifs”, le modèle qui sert de repoussoir est celui de l’école traditionnelle. Freinet parlait de « scolastique », Oury parle d’« école-caserne ».

Cette école-caserne serait peuplée d’instituteurs plus ou moins malades mentaux. Ainsi, « l’École caserne voue les maîtres à l’impuissance, au caporalisme, à l’irresponsabilité et souvent aux troubles mentaux (chez les enseignants 74 % des congés de longue durée ont pour motif la maladie mentale en 1964) » (p 265). Une véritable épidémie : « Le nombre d’enseignants soignés pour maladie mentale est suffisant pour qu’on soit en droit de s’interroger sur le nombre de malades mentaux en exercice » (p 239).

Dans cette école-caserne, on pratique le Drill and Kill : « Peut-être pouvons-nous, à présent, nous dispenser des situations scolaires traditionnelles : exercices, devoirs imposés par le maître, motivation individuelle exacerbée par un système concurrentiel ? L’autoritarisme, les sanctions, les classements, deviennent inutiles ? » (p 44).

Pourtant, selon Oury, la solution est simple : « La plupart des faits qui, habituellement, provoquent de la part des éducateurs jugement et sanction, se révèlent à l’analyse être des conséquences, non de fautes, mais de défauts d’organisation, de manque d’espace et de matériel » (p 87). Il suffit donc de s’organiser, d’avoir des classes spacieuses et des moyens matériel. Ce qui est exact… à condition d’avoir une pratique pédagogique efficace.

Ce qui ne semble pas être forcément le cas des pédagogies dites nouvelles, du moins pour ses réprobateurs cultivés : « Celui-ci [le lecteur cultivé] ayant été habitué (…) à opposer à l’école traditionnelle, rigide, sérieuse et en apparence ordonnée, une classe nouvelle paradisiaque, sorte de maternelle prolongée où de jeunes « Émile » circulent en liberté » (p 76).

Le gros problème de ces pédagogies “nouvelles” a toujours été une gestion de classe précaire : « On a parlé de classe-atelier, de chantier, parfois même de classe-usine ; l’organisation complexe de ces milieux de travail nécessitait entre eux une discipline de travail, « une discipline de navire » dit Freinet, qui n’a rien à voir avec l’ubuesque discipline apparente de l’école-caserne » (p 75-76). Pour que règne un ordre qu’ils souhaitent harmonieux, les pédagogues “actifs” transforment leurs classes en « ateliers » ou en « usine ». Ce faisant, ils reproduisent de fait les conditions d’exploitation de la classe ouvrière sur son lieu de travail. On se retrouve donc avec d’un côté « l’ubuesque discipline » de l’école traditionnelle… et de l’autre, des élèves pris pour des ouvriers (Oury) ou des matelots (Freinet). Où est le progrès ?



 Le modèle pédagogique

Puisque l’école traditionnelle est une école-caserne, que propose la pédagogie institutionnelle ?

« La Pédagogie Institutionnelle est un ensemble de techniques, d’organisations, de méthodes de travail, d’institutions internes, nées de la praxis de classes actives. Elle place enfants et adultes dans des situations nouvelles et variées qui requièrent de chacun engagement personnel, initiative, action, continuité. Ces situations souvent anxiogènes (…) débouchent naturellement sur des conflits qui, non résolus, interdisent à la fois l’activité commune et le développement affectif et intellectuel des participants. De là cette nécessité d’utiliser (…) des outils conceptuels et des institutions sociales capables de résoudre ces conflits par la facilitation permanente des échanges matériels, affectifs et verbaux. » (p 245)

Donc, en résumé, il faut une classe dite active. Mais, comme souvent dans ce contexte pédagogique, activité rime avec agitation, on met en place des “institutions” pour résoudre le problème de la gestion de classe.

Voyons cela plus en détail.

Tout d’abord, Oury assume pleinement l’héritage des pédagogies dites nouvelles : « Ses mots d’ordre sont la libération de l’individu, l’exaltation des forces naturelles et de la spontanéité créatrice, la révolte contre tout formalisme, l’exaltation des forces inventives dans la démarche empirique » (p 195). Bref, que de bonnes et belles choses. La preuve : « La confiance manifestée envers la nature humaine – qui justifie l’abandon de la contrainte – paraît caractériser l’Éducation nouvelle » (p 196)

Avec un bémol de taille toutefois : « Par leurs formulations, les pédagogues « nouveaux » ont pu laisser croire souvent que la spontanéité enfantine (…) était la base de leur pédagogie. (…) Dans la pratique de classe, certains maîtres se réclamaient de l’éducation nouvelle pour justifier leur désintérêt vis-à-vis de rigueurs intellectuelles qu’ils croyaient dépassées » (p 196). Tout le monde n’a pas bien compris…

Sans parler de ce projet totalitaire propre à toutes ces pédagogies “nouvelles” : « En 1966, l’éducateur « nouveau » s’efforce de former l’homme de demain » (p 197). Et : « L’homme de demain se forme actuellement, chaque jour, dans un certain milieu sur lequel nous pouvons partiellement agir : le futur viendra non d’une volonté idéale, d’un désir, mais du milieu actuel » (p 264). Pour les constructivistes, la mission de l’École est d’abord de forger l’Homme nouveau des lendemains qui chantent ! On sait sur quoi ce genre de projet a débouché avec les pires dictatures du XXe siècle. D’ailleurs, on en a une illustration au détour d’une phrase : « Dès 1925, Freinet avait pris contact avec la pédagogie soviétique, lors d’un voyage d’un mois au cours duquel il avait été reçu par Kroupskaïa » (p 210). Rappelons à ceux qui ne le sauraient pas que Nadejda Konstantinovna Kroupskaïa, pédagogue de métier, fut la compagne de Lénine dont le goût pour la démocratie était limité.

Mais comme on n’est pas à une contradiction près, rendons justice à Oury qui écrit ailleurs : « Il est puéril de croire qu’en changeant même profondément notre classe, nous changeons le monde » (p 107). C’est puéril, mais on y croit quand même…

Oury fait le tour des pédagogues “actifs” :
- Dewey : Selon Dewey, « il n’y a pas de vérité en soi, seule l’efficacité sert de critère, doit être estimé le plus vrai ce qui est le plus efficace » (p 204) ; le grand pédagogue – et ses thuriféraires – auraient mieux fait de se cantonner à cet excellent principe.
- Decroly : c’est un génie apparemment indépassable : « L’art du maître devient nécessaire et tous n’ont pas le génie de Decroly » (p 40). Rappelons toutefois que Decroly est l’initiateur de la méthode globale qui a considérablement sinistré l’apprentissage de la lecture…
- Freinet : on sent une certaine tension : « On n’est pas surpris de constater que ses textes manquent parfois de clarté et de rigueur » (p 200). Oury se fait même l’écho de méchancetés : « Freinet n’est plus un “utopiste dangereux”. On parle, en haut-lieu de “Saint-Freinet” » (p 266).
- Carl Rogers : il est considéré comme un idéaliste un peu benêt : « Après deux guerres mondiales en moins d’un siècle, la multitude de petits conflits qui agitent le monde, après Hiroshima et Nagasaki, nous ne sommes pas persuadés que l’homme soit bon, ni que les philosophes idéalistes auxquels nous avons pensé en lisant Rogers aient raison, ni le bon sauvage, ni le petit Émile ne font partie de notre expérience pédagogique quotidienne » (p 222) ; et « Instituteurs populaires, quotidiennement confrontés avec la misère, la rareté, la violence et l’oppression, il nous est difficile de partager l’optimisme rogérien. Notre position sociale explique peut-être notre manque d’enthousiasme pour les bons apôtres » (p 223).

Tout n’est donc pas merveilleux chez les pédagogues “actifs”. Même à la base : « On peut fort bien être sensible à la fraîcheur, à la spontanéité, au charme et à l’authenticité de l’enfant, sans pour cela vouer un culte à l’enfance (…). Les adorateurs du Petit Prince sont une des plaies des mouvements d’éducation nouvelle » (p 203). Ce qui provoque des tiraillements : « Il semble bien que très souvent apparaissent, d’une façon imprévisible, des tensions incompréhensibles entre des personnes, animées du même idéal, dont les buts sont communs » (p 253).

La modèle intangible et indépassable reste la classe coopérative, héritage de Freinet : « Nous pourrions terminer par une proclamation du type : « AU XXe SIÈCLE, TOUTE ŒUVRE, POUR ÊTRE ÉDUCATIVE, DOIT ÊTRE COOPÉRATIVE » [caractères utilisés dans le livre] » (p 67). Cette classe coopérative, parée de toutes les vertus, pourrait même révolutionner l’école : « À partir de cette analyse, en apparence anodine, de la classe active coopérative, certains pourraient remettre en question la validité des actuelles structures de l’institution scolaire : repenser l’école. (…) Et pourquoi pas un ministère qui cordonnerait et favoriserait l’action de ces coopératives ? » (p 108). Un ministère des coopératives scolaires ! Le rêve…

La coopérative est à la base de ces fameuses “institutions” : « Nous ne donnerons qu’un exemple : le Conseil de Coopérative que nous considérons un peu comme la clé de voûte du système puisque cette réunion a pouvoir de créer de nouvelles institutions, d’institutionnaliser le milieu de vie commun » (p 82).

Parlons de ces “institutions” : « Qu’entendons-nous par « institutions » ? La simple règle qui permet d’utiliser le savon sans se quereller est déjà une institution. L’ensemble des règles qui déterminent « ce qui se fait et ce qui ne se fait pas » en tel lieu, à tel moment, ce que nous appelons « les lois de la classe », en sont une autre. Mais nous appelons aussi « institution » ce que nous instituons : la définition des lieux, des moments, des statuts de chacun suivant son niveau de comportement, c’est-à-dire selon ses possibilités, les fonctions (services, postes, responsabilités), les rôles (présidence, secrétariat), les diverses réunions (chefs d’équipe, classes de niveau, etc.), les rites qui en assurent l’efficacité, etc. » (p 81-82)

Enfin, dans cette classe coopérative, l’enseignant est considéré comme l’égal des élèves : « Face à un objet connu, visible, à des difficultés communes, le maître et les élèves coopèrent » (p 43). Cela tombe bien, car « en atelier, l’image du maître se rapproche de celle du moniteur de colonie de vacances » (p 91). Et, plus loin : « Les instituteurs sensibilisés aux méthodes actives veulent introduire en classe les activités d’expression et d’épanouissement de la personnalité totale, expérimentée avec succès en colonies de vacances » (p 216). La colonie de vacances comme modèle d’enseignement, selon la vieille conception constructiviste : l’enseignant ne doit pas enseigner, il doit animer. « Quelle satisfaction pour le professeur ! Le Maître apprend à écouter, à se taire, et les enfants parlent, travaillent » (p 222). On comprend pourquoi certains enseignants peu enclins au travail se soient précipités sur les pédagogies “nouvelles”.

Comment faire concrètement ?

Aïda Vasquez rappelle en préalable que « malgré les apparences, ce livre ne se veut ni catalogue de recettes pédagogiques ni description d’un quelconque modèle. (…) Ce que l’instituteur cherche, (…) ce sont moins des modèles que des techniques éducatives utilisables » (p 33).

Quelles sont donc ces techniques utilisables ? Celles qu’on trouve chez Freinet : la correspondance scolaire et interscolaire, le journal scolaire et la sortie-enquête.

« C’est la vie extérieure qui doit entrer dans la classe et pas seulement sous forme d’échantillons ou de documents » (p 198). Une cinquantaine d’années plus tard, on sait que ce n’est pas la vie extérieure qui est entrée dans les écoles, mais bien les problèmes extérieurs qui sont venus plomber le climat scolaire. À trop vouloir une école ouverte, on a eu une école où soufflent tous les vents mauvais de la société.

L’imprimerie chère à Freinet « transforme la classe en une manufacture où la division du travail est suffisante pour que chaque enfant ait un travail à sa mesure mais non exagéré : le travail n’est pas émietté, chaque tâche garde un sens et une certaine unité, « l’ouvrier » voit facilement comment son action s’insère dans l’œuvre commune » (p 48). Remarquons encore l’image de l’ouvrier qui travaille dans sa manufacture. De plus, « La complexité du travail d’imprimerie (…) crée une micro-société de coopérateurs (au sens réel du terme) dont les lois sont strictes et motivées par le travail commun » (p 54).

Heureusement que cette histoire d’imprimerie est aujourd’hui totalement dépassée…

Pour le reste, « l’enfant écrit ce qu’il veut, comme il peut. (…) Il écrit quand il veut et où il veut » (p 45). L’école comme une nouvelle abbaye de Thélème : “Fays ce que vouldra”. L’acquisition de l’indispensable sens de l’effort se fera une autre fois et ailleurs…

Certaines matières fondamentales sont même considérées comme nuisibles : « L’enseignement de la grammaire théorique est inutile, voire nuisible à l’école primaire pour l’apprentissage de la langue écrite » (p 51). À dégager !

Pour l’évaluation, c’est simple. On a recours aux fameuses ceintures, système toujours largement diffusé (quand ce n’est pas recommandé) aujourd’hui : « Nous déterminons six niveaux dans chacune des quatre matières : lecture, écriture, orthographe, problème. À chaque niveau est attribuée une couleur (le système est directement inspiré du judo) » (p 78). Les constructivistes, qui sont si soucieux du traumatisme que constitue une mauvaise note, ne semblent pas s’inquiéter de la stigmatisation provoquée par l’obtention d’une ceinture jaune pendant que les autres en sont à la ceinture marron. Allez comprendre…

Venons-en à des exemples de réussites citées dans le livre. La teneur de certains commentaires m’a laissé pantois : où est passée la bienveillance dont se targuent tous les pédagogues “actifs” ?
- Patrice : « Ce garçon bègue, parfois muet, débile mental, hydrocéphale (?) » (p 110)
- Jean-Michel : « Ma façon de l’accueillir consiste simplement à le flanquer dehors avec son sac et son imperméable. » (p 128)
- Daniel : « Dans ma classe, j’ai dix enfants paralysés dont quatre allongés et deux sur fauteuil. Du point de vue scolaire, quatre débiles sont au niveau Maternelle. Les six autres, dont Daniel, font un cours préparatoire. » (p 135)
- Janot : « Il fait penser à un chien efflanqué, son père est croque-mort. » (p 146)
- Sophie : « Sophie ne semble pas concernée par la vie de la classe et n’y participe pas. » (p 160)
- Alice : « Ma classe “Techniques Éducatives” en est à ses débuts prudents et cette enfant bizarre me gêne. » (p 168)

Pour finir sur une bonne impression, à un moment, Oury pose cette question essentielle dès 1966 : « L’élaboration d’une théorie, à partir de la pratique empirique, permettra-t-elle d’accéder à une pratique scientifique, comblant ainsi le fossé qui s’élargit, semble-t-il, entre les généreuses professions de foi et la réalité scolaire ? » (p 204). La réponse à cette question arrivera dix années plus tard avec la première formalisation, par Barak Rosenshine, des techniques d’enseignement explicite.



 La dictature du groupe

Dans cette présentation de la pédagogie institutionnelle, un élément déterminant apparaît rédhibitoire : la véritable dictature qu’exerce le conseil de Coopérative, instance de contrôle et de règlements de compte. Ou on suit, ou on est mis au ban !

Voici quelques exemples qui font froid dans le dos :
- « Les enfants, même « caractériels », réalisent que ces contraintes sont nécessaires au fonctionnement de la « classe-atelier » et qu’on ne peut pas les refuser sans refuser du même coup la participation au groupe » (p 54).
- « Dans la rue, sur le quai, dans le train, dans l’usine, les « lois » sont respectées. Une désobéissance entraînerait la mise hors du groupe du « saboteur ». Deux désobéissances provoqueraient le retour immédiat à l’école » (p 56).
- « La coopérative donne son opinion sur chaque enfant : aide ou gêne le groupe » (p 75).
- « Nous avons été étonnés de constater à quel point des enfants, mêmes jeunes ou débiles, se souviennent des décisions prises » (p 88).
- « Les sanctions ne sont plus proposées par le maître, mais par le groupe » (p 88).
- « La seule sanction qui se révèle finalement efficace (…) est le rejet, et même l’exclusion du groupe » (p 88).
- « Bientôt on se plaint de ceux qui se plaignent, et on critique ceux qui critiquent » (p 90).
- « La vie coopérative et le conseil épurateur ont opéré une sélection : les gêneurs apparaissent à présent comme des cas pathologiques » (p 100).

Quelle violence dans les rapports à travers ces quelques lignes !

Le conseil de Coopérative ordonne et les élèves exécutent : « Comment dit-on Conseil en russe ? » (p 83). Soviet ?

Heureusement, Oury nous dit que « le Conseil n’est pas nécessairement un tribunal » (p 89). On apprécie le « nécessairement »…

Dans un tel climat, on n’est pas surpris qu’il y ait des “incidents” : « Il suffit que le savon change de place pour qu’il y ait incident » (p 76). De la même manière, ceux qui ne sont pas apprécié du groupe en font les frais : « Certains, dits malchanceux, sont rarement élus » (p 50). Leurs textes passent à la trappe. Difficile ensuite de rattraper les dégâts : « Il peut être utile d’expliquer certains échecs, mais il est aussi facile de les minimiser en prévoyant l’utilisation des textes non élus qui présentent un intérêt » (p 46).

Quant à l’enseignant, dans le système coopératif,  il est théoriquement l’égal des élèves : « La classe est gérée par le groupe des élèves et du maître. Les transformations, les aménagements, les changements de disposition sont décidés en Conseil de Coopérative » (p 71). Plus loin : dans le conseil de Coopérative, « le maître tend vers la non-directivité. Il devient un citoyen « comme les autres » (…). Cependant, responsable du groupe, il conserve le droit de veto » (p 83). Drôle d’égalité ! Tout cela semble très hypocrite.

En réalité, l’enseignant a de fait un statut différent, assez éloigné des bons principes initiaux. Ainsi, « quand le groupe a pris conscience que l’agité, le traînard, l’opposant étaient véritablement des gêneurs, quand chacun est convaincu que le gêneur, puisqu’il ne peut être éliminé, doit être guéri, que les punitions ne résolvent rien ; on enregistre des prises en charge spontanées ou suggérées par le maître » (p 92). Le maître “suggère”, avec tout son poids d’adulte bien sûr. On apprend aussi que « la non-directivité, la non-intervention n’empêchent pas le maître d’exister, de faire autorité » (p 86). De faire autorité ! Pas étonnant, dans ces conditions, qu’il y ait des dérives : « La désignation d’un bouc émissaire peut être une sanction très efficace contre un enfant particulièrement dominateur, mais l’utilisation inconsidérée de ce procédé, véritable manipulation de groupe, peut conduire à une forme particulière de dictature qui, sous des apparences démocratiques, satisfait l’autoritarisme du maître avec la complicité du groupe » (p 98). Autre moyen de pression assez perfide : « Si le maître doit surveiller, il ne peut pas travailler, donc autodiscipline ou abandon du projet » (p 58). Ce qui ressemble beaucoup à une punition collective…

Oury constate avec regret (et on le comprend !) : « La littérature pédagogique est assez discrète sur les questions dites de “discipline” » (p 95)



 Les limites de cette pratique

Curieusement, Oury nous fait part d’un assez grand nombre de remarques relatives aux dysfonctionnements du système pédagogique qu’il préconise.

Florilège :
- « On a pu voir de jeunes enfants (…) se désintéresser non seulement du correspondant, mais de la correspondance… et de l’apprentissage de l’écriture et de la lecture, à la suite d’un échec dans un échange de cadeaux. » (p 41)
- « Il peut arriver qu’il y ait conflit, qu’un texte élu se révèle impubliable (contenu traumatisant, immoral ou a-social). » (p 47)
- « Des critiques ont parfois été faites pour de plus grands élèves : les textes sont longs et le travail de composition, pour des enfants qui ont dépassé le stade d’intérêt pour l’analyse des mots, peut paraître assez fastidieux et inutile. » (p 48)
- « Lorsque le maître les [les élèves] juge capables d’écrire, il diminue puis supprime son aide ; l’enfant se trouve alors placé devant la difficulté et, si celle-ci lui apparaît trop forte, il risque de renoncer à écrire. » (p 49)
- « Chaque enfant prend un texte quand il veut et le prépare. Il sait que chaque jour il doit être capable de présenter à ses camarades un texte bien lu. (…) Il doit lire correctement sinon il risque de se faire renvoyer à sa place par la classe. » (p 51)
- « L’idée que les enfants et les maîtres pourraient « se promener » au lieu d’être en classe, provoque dans certains milieux de travailleurs de telles réticences que nous préférons appeler « sortie-enquête » ou « visite-enquête » « la classe promenade ». » (p 54)
- « Il est évident que ce travail [d’analyse après enquête] demande du temps : si l’instituteur a les mains liées par un programme (…), il est préférable qu’il renonce aux enquêtes… » (p 57)
- « Il s’agit de faire travailler en même temps [des] élèves qui s’agitent s’ils sont inoccupés et se découragent quand ils échouent. » (p 66)
- « Il faut un œil exercé pour déceler derrière le désordre apparent, une organisation très minutieuse, condition nécessaire au fonctionnement de la classe active. » (p 75)
- « Le travail individualisé, solution parfaite sur le plan théorique, a peut-être monopolisé l’attention des chercheurs. On en connaît très vite les limites pratiques : importance du matériel, temps de préparation. L’individualisation suppose aussi que chaque enfant a le désir et la volonté de progresser. » (p 77)
- Répartition des tâches : « Avec des petits ou des enfants difficiles, les inconvénients pratiques d’une telle liberté de choix apparaissent vite : ateliers encombrés ou vides, refus de collaboration aux travaux jugés fastidieux, spécialisations abusives et surtout conflits quotidiens sans intérêt éducatif. » (p 79)
- « Cette méthode de travail libre par groupes serait davantage utilisable dans les réalisations moins scolaires : jeux dramatiques, certaines enquêtes ou dessins. Elle nous paraît assez difficile à utiliser à des fins scolaires tant que les enfants ne possèdent pas des moyens de communication suffisants : l’aide du maître (…) demeure indispensable. » (p 80)
- « La classe vivante effraie et déçoit le visiteur de passage. » (p 81)
- « La structuration de l’espace et du temps, l’organisation du travail et le système des médiations ont évité, provisoirement, les tensions, les éclats. Mais ce qui n’est pas apparu, jour. Invisible, le désordre est là et peut-être l’éparpillement et l’éclatement du groupe. » (p 82)
- « La classe entière est tenue pour responsable des petites agressions sexuelles commises par H. et A. » (p 87)
- « Il faut prendre garde aussi que les conflits (…) risquent de s’éterniser et que le danger existe (…) des bavards ou des comédiens qui utilisent la réunion comme une arme. » (p 89)
- « Le risque est grand de voir le Conseil stagner sur des histoires insignifiantes. » (p 90)
- « Reste à régler les conflits dont la signification est minime pour le groupe (…), alors qu’elle est réelle pour l’intéressé. (…) En cas d’échec, il y a souvent régression vers des formes intérieures du langage, cris, mimiques, gesticulations. » (p 90)
- « Il serait illusoire de supposer qu’il suffit de laisser parler les enfants assis en rond pour que, plus ou moins rapidement, l’ordre s’établisse dans le chaos des relations ainsi révélées. » (p 92)
- « En classe, refusant d’être juge ou arbitre, [le maître] maintient l’ordre comme on balaie. Au pleurnichard, il répondra : ‘On verra ça  au Conseil’. » (p 94)
- « Libérée des instances répressives, l’agressivité des écoliers va se manifester de façon anarchique. » (p 95)
- « Pour être entendus, les enfants aussi bien que le maître, ont tendance à gesticuler et à crier. Mais comment ‘faire taire’ sans bloquer la parole. » (p 96)
- « Si la non-directivité nous apparaît comme un idéal, il semble qu’à cette époque de tumulte [dans les Conseils], elle ne soit ni possible, ni souhaitable. Livré à lui-même, le groupe des enfants risque d’évoluer vers une anarchie irréversible dont les conséquences sont imprévisibles. Est-ce ‘directif’ que de donner aux enfants les moyens d’être libres ? » (p 97)
- « Le souci de laisser aux enfants le maximum d’initiatives et de responsabilité se traduit par la discrétion des interventions magistrales. (…) C’est à ce niveau d’évolution de la coopérative qu’apparaissent les échecs. Le maître est convaincu de la réalité du Conseil, mais, et les témoignages concordent, il a l’impression d’avoir joué à l’apprenti-sorcier. (…) C’est ordinairement à ce moment qu’interviennent les supérieurs hiérarchiques, inquiets eux aussi. » (p 97)
- « Mais il faut des semaines, parfois des mois pour que la brume de dissipe. » (p 99)
- « Face à son plan de travail, à ses fiches, à des tâches, l’élève travaille… s’il est « travailleur », si ces tâches imposées, ordonnées ont pour lui une signification. » (p 207)
- « Nous savons qu’une légende tenace, non dépourvue parfois de fondement, veut que la classe nouvelle néglige l’apprentissage de ces indispensables mécanismes opératoires. » (p 208)
- « Une non-directivité mal contrôlée risque de provoquer de fâcheux phénomènes d’hystérisation ou de passage à l’acte. (…) Nous avons eu l’occasion de voir en action les méthodes non-directives et d’apprécier leurs limites. Le risque de glissement vers l’anarchie est évident. » (p 223)

Terminons sur une note humoristique : à un moment, Oury parle d’un élève qui a coupé les cornes des escargots avec les ciseaux de la Coopérative. Mais on ne sait pas ce qui est le plus grave : avoir coupé les cornes des escargots ou avoir utilisé les ciseaux de la Coopérative sans une autorisation en bonne et due forme.



 L’importance de la psychothérapie en classe

La pédagogie institutionnelle se pique de psychothérapie. C’était à la mode dans les années 1960. À tel point qu’on a pu dire que l’Éducation nationale a voulu faire du Marx et du Freud… et n’a fait du Bourdieu et du Dolto.

Justement, c’est Françoise Dolto qui a écrit la préface du livre. On peut y lire : « Le groupe de sa classe, les tâches proposées, peuvent être pour lui, s’il devient participant passif et zélé exécutant (ce qu’on appelle un bon élève discipliné) un facteur de régression à des positions antérieures dégénitalisées, ce qui bloque son évolution œdipienne et sociale dans une névrose obsessionnelle scolaire. Hélas, maîtres et parents s’en félicitent ! » (p 14) Le bon élève est un névrosé ! Dans les collèges actuels, il est souvent une victime. Gloire au cancre !

Pour Oury, « l’action du maître côtoie alors la psychothérapie » (p 50). En effet, « du fait qu’un instituteur et des enfants vivent ensemble, travaillent et agissent dans un milieu institutionnalisé tel que nous l’avons décrit, sans cesse, des effets psychothérapiques vont se produire. Le maître, les enfants, à un moment donné, peuvent être alors des analystes de groupe » (p 174). Pas moins !

Sur Freud : « Paradoxalement, pensons-nous, l’œuvre de Freud qui fait de l’enfant le père de l’homme semble ignorée des pédagogues. La psychanalyse, qui aurait pu avoir d’importantes conséquences sur le plan de la classe, semble se cantonner dans le domaine de la thérapie » (p 199). Et plus loin : « Nous ne pensons pas pouvoir nous dispenser de l’apport de Freud » (p 232).

Le rapport avec l’École Nouvelle ? « Les modifications apportées par l’éducation nouvelle en ce qui concerne le contenu, les méthodes, l’attitude du maître, apparaîtront peut-être un jour mineures, en regard de celles qu’apporte, croyons-nous, une psychologie évolutive, tenant compte des phénomènes inconscients » (p 199). Ailleurs : « Ce qui est certain, c’est que la psychosociologie propose des outils susceptibles d’aider efficacement les maîtres responsables de classes coopératives » (p 227). C’est vrai qu’« il nous semble difficile de contrôler une classe coopérative sans avoir au moins quelques notions sur les phénomènes de leadership : dans quelle mesure les variations de comportement dans le groupe sont-elles imputables au degré de domination du ou des leaders ? » (p 228). Les petits chefs se régalent dans un conseil de Coopérative, et tant pis pour les autres…

Recommandation : « Utiliser des notions psychanalytiques pour éclaircir, expliquer ce qui se passe dans une classe » (p 233). Psychanalyse de comptoir assurément…

On en arrive à la psychothérapie institutionnelle : « C’est à la théorie de cette psychothérapie institutionnelle que nous avons fait appel quand nous avons tenté d’utiliser des concepts freudiens dans une classe « institutionnalisée » » (p 241). Et : « Nous reconnaissons avoir emprunté beaucoup à la théorie de la psychothérapie institutionnelle pour tenter d’éclairer les phénomènes que nous observions dans les classes coopératives. C’est ce qui nous a incité à utiliser le terme de Pédagogie Institutionnelle » (p 244). Voilà donc éclaircie l’origine du terme Pédagogie Institutionnelle !

Dans l’école-caserne, « les enseignants adaptés à un milieu puritain qui sépare avec soin les petits garçons des petites filles, et limite son ambition à l’étude de la reproduction chez les papillons, peuvent-ils sans frémir reconnaître l’importance de la sexualité infantile ? » (p 220). Ailleurs : « On est en droit de craindre l’introduction de cette notion éminemment psychanalytique [l’Inconscient], crainte fondée sur des expériences malheureuses : le maître devenant tout à coup interprète des moindres gestes et paroles, projetant souvent des fantasmes personnels dans un symbolisme plus ou moins teinté de sexualité » (p 174). Dans ces conditions, c’est sûr que « l’enseignant, plus qu’un autre, est facile à culpabiliser ou à inférioriser et l’intérêt qu’il porte à autrui est vite suspect » (p 240). Il est vrai que, dans les années 1960, on ne parlait pas – ou très peu – de pédophilie dans les écoles.

Car, avec ces histoires de “psychothérapie”, on peut vite atteindre la ligne rouge.

D’ailleurs, Oury le reconnaît lui-même par une série de remarques qui arrivent en contrepoint des envolées initiales :
- « Les dangers d’une utilisation inconsidérée des notions psychosociologiques ne sont pas négligeables. » (p 229)
-  « Ces applications quasi directes des théories psychanalytiques à l’école nous semblent fort risquées. » (p 236)
- « Il nous paraît difficile de nous passer des notions de libido, de transfert, d’identification, etc., mais, pratiquement, il nous paraît aussi bien dangereux d’utiliser ces notions sans une formation et un contrôle sérieux. » (p 237)
- « Une seule chose est certaine qui explique peut-être ces hésitations : qu’elle soit strictement freudienne, adlérienne ou teintée de jungisme, toute tentative d’introduction de la psychanalyse dans la classe requerrait une formation minimale des maîtres qui leur permettrait de prendre conscience de leurs possibilités et de leurs limites. » (p 238)
- « Nous voyons mal comment un instituteur, fut-il excellent psychanalyste d’enfants, parviendrait à mener de front plusieurs psychothérapies individuelles (…) tout en assurant sa fonction essentielle qui est de faire sa classe, d’instruire les enfants. » (p 239)



 Le pédagogisme selon Oury

Terminons sur la surprenante et précoce apparition du mot “pédagogisme” :
- « Un pédagogisme abusif exploitant le texte enfantin en vue d’acquisitions qui ne s’imposent pas, risque de diluer, voire de neutraliser, le dynamisme provoqué par le processus de l’élection du texte pour le journal. » (p 47)
- « À partir du réel, on pourrait faire beaucoup de choses : exploiter, comme on dit, le « centre d’intérêt », et même, par un pédagogisme excessif dégoûter les enfants de ces enquêtes. » (p 65)

Sous sa plume, le sens du mot n’est pas celui actuel. Aujourd’hui, on parle de pédagogisme pour évoquer les dérives les plus ineptes du constructivisme.

Pour Oury, le pédagogisme est plutôt l’excès de pédagogie, en voulant tirer d’une situation d’apprentissage plus que celle-ci propose, en se perdant dans les détails et en oubliant l’objectif principal. Dans ce cas, Oury dit que « la pédagogie pure est une abstraction, quand elle n’est pas escroquerie pure et simple » (p 106).

Ce qui est précisément ce qu’on peut reprocher, tout compte fait, aux démarches de découverte du constructivisme triomphant : une escroquerie qui plombe le système éducatif depuis les années 1970.


_________________________
Vers une pédagogie institutionnelle
Aïda VASQUEZ et Fernand OURY
François Maspero - Collection Textes à l'appui/Pédagogie (Paris, 1977 - 1ère édition : 1967)
288 p.

dimanche 14 juin 2015

Humour : La véritable histoire de la réforme du collège 2016





De son propre aveu, Marco Sinero ne connaît strictement rien dans le domaine de l'éducation, ni quoi que ce soit en pédagogie.
Pourtant, c'est lui qui inspira — bien malgré lui — la réforme du collège 2016.
Dans cette interview incroyable, il nous livre un témoignage édifiant et révèle en exclusivité la véritable histoire de la réforme du collège 2016.

mardi 2 juin 2015

Les mythes constructivistes - Entretien avec Daisy Christodoulou

 Source : Le Figaro

Daisy Christodoulou est une spécialiste reconnue de l'éducation au Royaume-Uni. Elle a publié en 2014 Seven Myths About Education, un essai qui a eu un grand retentissement outre-Manche, où elle démonte méticuleusement les méthodes pédagogistes progressistes, et réhabilite l'importance du savoir dans l'apprentissage.


LE FIGAROVOX: Vous avez écrit un livre intitule Sept mythes sur l'éducation aujourd'hui. Quel est selon vous le mythe le plus persistant de l'éducation contemporaine ?

DAISY CHRISTODOULOU : Le plus grand mythe contemporain à propos de l'éducation, c'est l'idée que la connaissance n'a plus d'importance. On dit désormais que le savoir-faire a plus d'importance que les savoirs, puisque de toute façon les enfants n'ont pas besoin de savoir des choses qu'ils peuvent à tout instant chercher sur leur smartphone.

Le plus grand mythe contemporain à propos de l'éducation, c'est l'idée que la connaissance n'a plus d'importance.

Toutes ces justifications de l'abandon de la connaissance sont fausses, parce qu'elles nient la manière dont le cerveau humain fonctionne. La science n'est pas du côté des pédagogues progressistes. La recherche menée ces cinquante dernières années par la psychologie cognitive montre bien combien nous dépendons du savoir stockée dans la mémoire longue pour tous nos procédés mentaux. Au contraire, la “mémoire de travail”, celle dont nous nous servons pour aborder l'information nouvelle et l'environnement immédiat, est très limitée. C'est pourquoi il est très important de savoir “par cœur” des choses, même si elles n'ont pas une utilité immédiate. Ainsi, même si tout le monde dispose désormais de calculatrices, il est indispensable de connaitre ses tables de multiplications par cœur. Car après vous serez capable de résoudre des problèmes plus complexes sans avoir à utiliser l'espace limité et précieux de la mémoire de travail pour calculer les tables de multiplication.
Cette vérité se vérifie dans d'autres domaines. Pour saisir le sens d'un nouveau fait historique, il faut avoir en tête un canevas de dates historiques enregistré dans la mémoire longue. La recherche sur les joueurs d'échecs a montré que plus ils retenaient en mémoires les positions précédentes dans leur mémoire longue, meilleurs ils étaient. Plus vous avez de faits enregistrés dans votre mémoire longue, mieux vous êtes à même de comprendre rapidement les nouvelles informations, et de résoudre efficacement les problèmes de la vie quotidienne. Nous adultes, nous oublions à quel point nous sommes dépendants du savoir, et nous surestimons le savoir dont les enfants disposeraient a priori.

La science n'est pas du côté des pédagogues progressistes. La recherche menée ces cinquante dernières années par la psychologie cognitive montre bien combien nous dépendons du savoir stockée dans la mémoire longue pour tous nos procédés mentaux.

Des chercheurs ont même montré que « la mémoire longue était le socle de l'intelligence humaine », et ont défini le fait d'apprendre comme « une transformation de la mémoire longue ». Ainsi le prix Nobel Herbert Simon, affirme que « dans chaque domaine exploré par l'esprit humain, un savoir considérable est nécessaire comme préalable à toute pratique d'expert ». Il y a un fossé entre ces études scientifiques et le statut octroyé au savoir dans l'establishment de l'éducation, qui dénigre en permanence l'importance du savoir et de la mémoire.

The Economist écrivait au sujet de la réforme du collège en France « l'approche traditionnelle française, de la classe assise en rangs d'oignons est absolument inadaptée à la nature changeante de l'emploi dans l'économie du savoir ». Qu'en pensez-vous ?

C'est un point de vue asséné sans preuves. Rappelons encore une fois l'importance de la mémoire longue, et la faiblesse de la mémoire de travail. Qu'importe l'économie et le monde dans lesquels nous vivons, nous devons prendre en compte la manière dont nos cerveaux fonctionnent. Que nous formions des élèves à travailler dans la finance internationale ou à labourer des champs, à aimer la littérature ou à changer le monde, nous devons admettre que la mémoire de travail est limitée. Si nous tenons compte de cela, l'approche traditionnelle est pleine d'avantages. Une instruction menée par le professeur est régulièrement recommandée dans les analyses sur les techniques d'éducation. L'explication, l'instruction donnée par le maitre permettent de segmenter le contenu, de façon à ce qu'il soit assimilable dans les limites de la mémoire de travail. Les élèves concentrent leur attention sur la bonne chose. Le problème avec les approches qui mettent l'enfant au centre de l'apprentissage, c'est que les enfants sont vite désorientés, ne comprennent pas les concepts fondamentaux et perdent du temps dans des digressions secondaires. Ce n'est pas un préjugé : étude après étude, on se rend compte des bienfaits d'une approche qui met le maitre au centre du dispositif d'apprentissage.

Le problème avec les approches qui mettent l'enfant au centre de l'apprentissage, c'est que les enfants sont vite désorientés, ne comprennent pas les concepts fondamentaux et perdent du temps dans des digressions secondaires.
Faut-il adapter l'éducation à l'économie ?

Le marché du travail est en train d'évoluer, c'est une évidence. Le nombre de métiers non-manuels augmente dans l'économie du savoir. Mais les compétences les plus recherchées sont toujours le fait de savoir lire écrire et compter. Ce ne sont pas des compétences nouvelles : l'alphabet et les chiffres sont là depuis longtemps, et nous connaissons très bien la meilleure façon de les enseigner. Ce qui est nouveau, c'est que de plus en plus de gens auront besoin de ces compétences essentielles, et qu'il y aura de moins en moins d'avenir économique pour les analphabètes. C'est pourquoi nous devons désormais faire en sorte que tout le monde ait accès à une éducation qui était auparavant réservée à une élite. Il ne faut pas redéfinir une éducation pour le XXIe siècle, mais tenter de généraliser une éducation autrefois élitiste à tous.

Une des mesures phare de la réforme du collège en France est de mettre en place davantage d'“interdisciplinarité”, qui impliquera des “projets” et des “activités” de la part des élèves. Est-ce une façon de fabriquer de meilleurs élèves ?

Pas du tout. Le problème de l'interdisciplinarité, c'est qu'elle confond les objectifs et les méthodes. L'objectif de l'éducation, c'est de donner les moyens à l'élève d'appréhender le monde dans sa globalité : l'interdisciplinarité est la fin de l'éducation, pas sa méthode. Faire des “projets” sans fin, ce n'est pas une bonne manière d'enseigner, parce qu'ils impliquent trop d'informations, qui surchargent et saturent la mémoire de travail. Au contraire, enseigner des sujets, permet de décomposer des savoirs complexes dont nous avons besoin pour les enseigner de façon systématique. Je me souviens avoir enseigné un projet interdisciplinaire sur l'histoire du football à des élèves de collège. L'objectif était de combiner histoire, géographie et langue anglaise en un seul projet. Mais le problème c'est que les élèves avaient déjà besoin d'avoir des savoirs dans ces disciplines qu'ils n'avaient pas, et qu'on se refusait à leur enseigner, car l'objectif des leçons était toujours l'“activité” et pas l'acquisition et la consolidation du savoir. Avec les projets interdisciplinaires, le savoir disciplinaire devient l'angle mort de l'éducation. On fait des “projets” sur la réorganisation de la bibliothèque de l'école, des thématiques comme le “voyage” ou l'“identité” où le résultat est un carnet de dessins. Mais avec de telles méthodes, comment être surs que les élèves soient capables de construire une phrase ?

L'objectif de l'éducation, c'est de donner les moyens à l'élève d'appréhender le monde dans sa globalité : l'interdisciplinarité est la fin de l'éducation, pas sa méthode.

Sur le papier, les “projets” peuvent paraître une bonne idée, une façon moderne de préparer les élèves aux problèmes qu'ils rencontreront dans la vie quotidienne. Mais il s'agit d'une erreur logique. Là aussi, la science nous enseigne qu'apprendre une discipline requiert une méthode différente que pratiquer cette discipline.
Le problème des “activités”, c'est qu'elles conduisent les élèves à être distrait de l'essentiel. Si on est d'accord pour comprendre l'apprentissage comme une transformation de la mémoire longue, alors la question essentielle devient: comment apprendre aux élèves à mémoriser des informations ? Là aussi, il existe une évidence: nous nous souvenons de ce à quoi nous pensons. De ce point de vue, les activités populaires et les projets ont peu d'intérêt. Par exemple, au Royaume-Uni, les inspecteurs d'académie ont conçu une leçon de langue anglaise où l'on invitait les élèves à faire des marionnettes de Roméo et Juliette. C'est très bien si vous voulez apprendre aux élèves à faire des marionnettes. Mais si vous voulez leur apprendre l'anglais, c'est moins efficace, car les élèves passeront leur temps à penser aux mécanismes qui font agir les marionnettes, pas à l'intrigue ou au langage de la pièce. Cela peut paraître un exemple extrême, mais une fois que vous commencez à privilégier les activités sur le savoir, c'est ce qui risque d'arriver.

Est-ce à dire qu'il faille revenir à une école “à l'ancienne” ?
Que signifie “à l'ancienne” ? Rousseau et Dewey ont écrit leurs thèses pédagogistes il y a longtemps, et je ne défendrai pas pour autant leurs idées ! En Angleterre, l'école “à l'ancienne” était loin d'être parfaite. Nous devons évidemment faire en sorte que tous les élèves apprennent, et pas seulement une minorité élitiste. Nous devons essayer de nous améliorer, de faire mieux, et de réformer si nécessaire. Mais les améliorations proposées doivent l'être sur la base d'une recherche sérieuse et actualisée sur la façon dont nous apprenons, et pas sur des présupposés idéologiques ou des clichés de consultant en management à propos de prétendus changements qu'impliquerait le XXIe siècle. Pour moi, tout le tragique de l'éducation contemporaine, c'est qu'il existe une recherche scientifique extrêmement riche sur la manière d'apprendre, qui n'est pas connue ni appliquée dans l'éducation.